Le Théoritikon de Chrysanthe, de Mélpo Merlier.

UN MANUEL DE MUSIQUE BYZANTINE

 

Le « Théorétikon » de Chrysanthe, (Χρύσανθος).

 

Le « Théorétikon, Μέγα Θεωρητικόν » de Chrysanthe (Χρύσανθος) est regardé par plusieurs théoriciens de la musique byzantine comme le traité le plus complet et le plus représentatif. Cette confiance est naturelle, Chrysanthe étant l'un des trois réformateurs de la graphie byzantine moderne, reconnue par le Patriarcat œcuménique de Constantinople et mise en vigueur depuis 1818.

Le « Théorétikon » a paru en 1832 à Trieste. L'édition de 1911 que nous avons en mains est, d'après son éditeur Spyridon Kousolinos, (Κουσουλίνος Σπυρίδων) entièrement basée sur l'édition de 1832. Le livre de Chrysanthe, ayant plus ou moins inspiré les travaux postérieurs, il nous a paru utile d'examiner en quoi consistait la valeur de certains chapitres ainsi que les défauts de certains autres.

Le « Théorétikon » est divisé en cinq livres, de 7 à 15 chapitres chacun, de valeur très inégale; plusieurs seraient à refaire entièrement. L'auteur se sert d'une langue assez compliquée, empruntant des définitions et des termes musicaux à des auteurs grecs anciens et byzantins, y ajoutant des citations abondantes, si bien qu'il devient nécessaire de trier les connaissances directement utiles à la musique byzantine. Sans donner dans son livre une place spéciale à la musique ancienne, Chrysanthe pourtant s'y réfère à tout moment, mélangeant les époques aussi bien que les auteurs. Il est par conséquent utile d'écarter délibérément dans son ouvrage tout ce qui concerne la musique ancienne, ainsi que la musique en général, dont les définitions manquent de justesse et de précision scientifique. Ainsi dépouillé de ces éléments hétérogènes, le livre gagnerait en clarté et se limiterait à la théorie même de la musique d'église. Nous essayerons de faire ce dépouillement qui, si nous en jugeons par notre expérience personnelle, permettrait aux lecteurs du « Théorétikon » de gagner du temps.

 

Le livre I est composé de 12 chapitres. Le premier, intitulé «Comment se définit et se divise la musique? » ne contient que des citations d'auteurs anciens, notées d'une façon arbitraire et mélangées de considérations personnelles, dont quelques-unes très savoureuses. Il appartient au groupe des chapitres inutiles. Les suivants, du 2e au 12e, tout en contenant des longueurs qui embrouillent inutilement le texte, traitent des caractères de la musique byzantine, de leurs combinaisons, des intervalles et des accords, des systèmes et des martyries. Les chapitres les plus faibles sont ceux qui traitent des intervalles et des accords, parce qu'ils concernent la théorie musicale en général. Les 8e, 9e, 10e et 11e  chapitres traitent des systèmes, question compliquée qui a besoin d'être éclaircie par l'étude des textes.

Le livre II comprend 15 chapitres, tous, traitant du rythme, à l'exception du 1er chapitre. Celui-ci, comme le premier du livre précédent, est tout à fait inutile. Les 2e, 3e et 4e chapitres, qui traitent des hypostases et de la façon de rendre les caractères, sont intéressants. Mais déjà le 5e s'égare dans des considérations sur le rythme ; les 6e, 7e et 8e essaient d'expliquer les temps (περὶ χρόνων) et les pieds (περὶ ποδῶν) de la façon compliquée qui est celle de Chrysanthe. Ce dernier chapitre traitant des pieds ne donne, arbitrairement notés, que des mètres antiques. Il aurait fallu, si ces mètres antiques se retrouvaient dans la musique byzantine, les montrer dans leurs fonctions en donnant des exemples. Des chapitres purement théoriques exposant sur des mètres antiques, le plus souvent fantaisistes, des connaissances d'amateur ne servent la cause ni de la musique ancienne ni de la musique byzantine.

Le 10e chapitre traite, d'une façon rapide, des rythmes de la musique turque ; notre incompétence sur ce sujet ne nous permet pas de porter un jugement. L'auteur a peut-être cru trouver des points communs entre la musique d'église grecque et la musique turque ; néanmoins ces deux pages ainsi présentées sont hors du sujet. Le 15e et dernier chapitre du second livre offre un intérêt historique ; il traite des chironomies, qui ne sont plus en usage aujourd'hui, mais qui autrefois, paraît-il, réglaient le rythme et la mélodie. L'historique des chironomies est loin d'être épuisé dans ce chapitre tout-à-fait sommaire.

Le livre III traite des genres chromatique et enharmonique et des χρόαι (ζυγόν (Mustahar), κλιτόν (Nisambur), καὶ σπάθη (Hisar)), questions compliquées qui doivent être, ainsi que les systèmes, contrôlées et expliquées par l'étude approfondie des textes.

Le livre IV comprend l'étude des huit modes (ἦχοι). Le premier chapitre, comme dans les livres précédents, est négligeable, L'auteur y traitant des phénomènes musicaux en général. Le résultat, s'il n'est point scientifiquement nul, est souvent d'une extrême naïveté.

Le 2e chapitre traite des huit modes d'après Michel Bryennios, Μιχαήλ Βρυέννιος. L'insuffisance historique, vice capital du livre, apparaît dans ces pages. Si l'auteur ne voulait pas se borner à la musique byzantine moderne, il lui fallait faire un historique plus exact de son évolution. Il est dangereux d'emprunter des citations à une seule époque ou à un seul auteur, tel que Michel Bryennios, surtout si l'on généralise ses théories.

Le 3e chapitre « Sur les huit modes d'après les mélodes » n'ajoute sur les modes rien de nouveau. Le 4e et le 5e sont utiles, surtout ce dernier « Περὶ ἀπηχημάτων », dont la valeur historique est d'autant plus grande que les ἀπηχήματα, courtes phrases musicales, se sont aujourd'hui abrégés et modifiés.

Les chapitres suivants sur les modes forment le meilleur apport de l'ouvrage. Mais, par ce mélange de remarques judicieuses et de lieux communs qui caractérise le livre, ils n'offrent pas une égale valeur. Le 14e chapitre sur la métathèse (soit la modulation) et les phtorai est instructif.

Le dernier livre, le livre V, procède, lui aussi, par un premier chapitre de généralisation qui est très faible. Le 2e chapitre nous donne une liste très intéressante des hypostases anciennes, dont la plupart ne sont plus en vigueur aujourd'hui, et dont il serait souhaitable de rechercher les origines, l'évolution et la disparition. Le 3e chapitre, très long, peut être supprimé entièrement. Dans le 4e, Chrysanthe traite des différents instruments de musique, question qui n'intéresse en rien la musique byzantine, l'Eglise orthodoxe n'admettant point dans son culte les instruments.

Dès avant le 4e chapitre, le livre aurait dû être terminé. Le 5e chapitre,    « Dispositions de ceux qui écoutent la musique », le 6e, « Usage de la musique », le 7e, « De l'harmonie », le dernier, « Sur le commencement et le progrès de la musique » sont tout ce qu'on peut imaginer de plus baroque et intraduisible. Il n'y a que dans les dernières pages qu'on pourrait glaner utilement quelques noms anciens et modernes de mélodes et théoriciens de la musique byzantine.

Tel est le « Théorétikon » de Chrysanthe. En dépit de la langue compliquée et des réels défauts du traité, on ne peut nier ni son importance ni l'influence qu'il a eue sur les travaux postérieurs. Chrysanthe avait d'ailleurs évité plusieurs de ces défauts dans un court manuel de 53 pages intitulé « Introduction à la théorie et à la pratique de la musique ecclésiastique » et édité à Paris en 1821. Ce petit livre, plus précis et plus méthodique que le « Théorétikon », serait d'un plus facile usage, mais il est malheureusement épuisé ; le « Théorétikon », seul réédité, se trouve dans toutes les mains. C'est pourquoi nous avons porté sur lui notre attention. Le livre sur la théorie de la musique byzantine reste toujours à faire. Mais il semble aujourd'hui difficile d'entreprendre ce travail sans se rapporter à la musique occidentale, universellement connue et pratiquée. Un livre qui ne s'expliquerait qu'en sémiographie byzantine ne servirait qu'à un nombre restreint de lecteurs. D'autre part, la graphie byzantine ne fixant point pratiquement la hauteur des sons, mais seulement les intervalles, n'aurait pour ainsi dire aucun point de repère sonore et continuerait à être une musique de tradition orale, ce qu'il faut éviter si l'on tient à sa conservation. Les byzantinistes fervents objectent l'impossibilité de rendre par le tempérament musical actuel les intervalles et les altérations de la mélodie byzantine. Ces différences, réelles, pourraient être notées et expliquées ; rien d'ailleurs n'empêcherait de continuer à les représenter par la graphie byzantine. En présentant ainsi des deux manières la musique byzantine, on la rendrait accessible à tous et les études scientifiques en seraient facilitées. Bourgault-Ducoudray a tenté l'expérience avec ses «Etudes sur la musique ecclésiastique grecque » (Paris, 1877). Utilisant les manuels de Chrysanthe, aidé par des chantres professionnels aussi bien que par des amateurs éclairés, Bourgault-Ducoudray a donné un ouvrage aussi clair et parfait qu'il pouvait l'être dans les conditions où l'auteur se trouvait. Envoyé en mission, il n'avait à sa disposition qu'un temps restreint pour se familiariser avec un problème vaste et obscur qui nécessitait des années d'observations et d'expériences personnelles. Bourgault-Ducoudray s'est tiré de ces difficultés avec sa conscience éclairée de parfait musicien. Il reste à continuer sa tâche. Le musicologue français, déjà en 1877, voyait une telle importance à ces études qu'il écrivait : « ...Puisque nous avons une école française à Athènes, pourquoi n'y enverrait-on pas des musiciens comme on y envoie des architectes? Ces musiciens auraient mission d'explorer le monde hellénique et le monde oriental. La présence des musiciens à l'école d'Athènes aurait un double avantage. Elle assurerait à la France la connaissance sérieuse de l'Orient au point de vue musical. Elle établirait pour la première fois un point de contact entre la musique et l'archéologie. La fréquentation des musiciens aurait pour résultat de lancer quelques-uns de nos jeunes archéologues d'Athènes dans une voie nouvelle pour eux, celle de l'archéologie musicale... » (1).

L'esprit clair de Bourgault-Ducoudray avait dès alors aperçu le problème dans toute son étendue. Il demandait pour la musique byzantine les méthodes historiques, précises et scientifiques, qu'on employait pour les recherches philologiques et archéologiques. En effet il nous est difficile de concevoir l'étude de la musique ancienne sans l'apport précieux de la musique ecclésiastique grecque du Moyen-Age. Et ce sera peut-être bien la musique d'église byzantine, encore aujourd'hui en usage, et la musique populaire grecque, qui aideront à la compréhension de cette énigme qu'est la musique grecque de l'Antiquité.

Melpo Merlier.

(1) Bourgault-Ducoudray, op. cité, p. 75-76.