IOANNIS KOUKOUZÈLIS, LE MAÏSTOR BYZANTIN
Une des plus grandes personnalités de la musique byzantine est Ioannis Koukouzèlis, le Maïstor, Ἰωάννης Κουκουζέλης, ὁ Μαΐστωρ. Il est considéré comme « la deuxième source » de la musique hellénique. Il fut hymnographe, compositeur, Maïstor (Μαΐστωρ = magister musicæ ou Maître de musique) au palais impérial à Constantinople, Κωνσταντινούπολις, et théoricien de la musique. Ses œuvres sont préservées dans des manuscrits du début du 14ème siècle. Déjà, à partir du 15ème siècle, deux grands musiciens, le Lampadarios, Λαμπαδάριος, (Premier chantre du chœur de gauche de la cathédrale de la Sainte Sagesse de Dieu ou plus communément Sainte Sophie) Manouil Doukas Chrysaphis, Μανουήλ Δούκας Χρυσάφης et Grigorios Bounis Alyatis, Γρηγόριος Βούνης ἢ Μπούνης ὁ Ἁλιώτης ἢ Ἀλυάτης, dans leur enseignement théorique, déterminent avec précision l’œuvre de Koukouzèlis. Ces textes, de pair avec la riche tradition manuscrite en œuvres de Koukouzèlis, nous permettent d’avoir une idée assez nette de son œuvre. Nous sommes à l’époque où l’hymnographe-mélode est détrôné par le compositeur-chantre. C’est la période des grands maïstors dont le représentant le plus renommé est Koukouzèlis.
À cette époque, la musique atteint le point culminant du grand Art. Le style devient mélismatique et un nouveau style de composition fait son apparition, le style « Calophonique, Καλοφωνικόν », avec des morceaux de musique très étendus. Ces œuvres sont accompagnées de textes poétiques écrits soit par les compositeurs eux-mêmes, soit par d’autres poètes. Les « Anagrammatismes, Ἀναγραμματισμοί » sont des morceaux très longs dans lesquels on constate une restructuration des phrases d’un texte poétique d’une ancienne hymne avec l’ajout de nouvelles phrases, de répétitions de certaines phrases liées entre elles par les mots « lèghê, λέγε (dis) » et « Palîn, πάλιν (encore) », ou encore l’utilisation d’un nouveau texte poétique.
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Au même moment apparaissent les Kratimes, τὰ Κρατήματα. Ce sont des compositions libres effectuées sur différentes syllabes dénuées de sens telles que te-ri-rem, τεριρέμ, nè-nè-na, νενενά, et d’autres, à la place du texte. Selon l’interprétation théologique cohérente que nous rapporte au 17ème siècle, le docte et éminent Métropolite de Philadelphie, Gérasimos Vlachos le Crétois, la présence de ces syllabes, à la place du texte, crée une psalmodie analogue au chant incessant des anges dans les Cieux (chant sans paroles). De plus, selon la théologie symbolique, ceci est le fruit de l’incompréhensibilité du Divin. Michalis Adamis, Μιχάλης Ἀδάμης, chercheur et compositeur contemporain, voit dans les Kratimes une sorte de musique absolue de la période byzantine.
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Koukouzèlis a composé de grandes œuvres « calophoniques » et des Oikoi, Οἶκοι, pour l’Hymne Acathiste, Ἀκάθιστος Ὕμνος. Importante est sa contribution dans la formation des offices de vêpres, matines et de la divine liturgie. Il s’est révélé aussi un éminent hymnographe. La musique de ses œuvres, d’un art hautement recherché, nous donne un excellent exemple du style musical qui apparaît au 14ème siècle. Son écriture diffère de la précédente dans le développement des caractères ou signes musicaux nommées grandes hypostases, μεγάλαι ὑποστάσεις, Célèbre et importante est son œuvre théorique avec la « Roue, Μέγιστος Τροχὸς τῆς Μουσικῆς », la « Savante Parallage, Μέγα Ἴσον τῆς Παπαδικῆς », sorte de solfège ; en même temps son enseignement sur l’énergie des caractères et de la Calophonie, nous renseigne sur l’action des signes de Chironomie (gestuelles de la main) et des formules musicales.
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Les témoignages sur la vie de Koukouzèlis nous proviennent, d’une part, des manuscrits de musique et d’autre part, d’un « Récit » de sa vie que l’on rencontre pour la première fois dans un manuscrit du milieu du 16ème siècle, à peu près deux siècles et demi après la découverte du nom de Koukouzèlis dans les manuscrits (1302), « Récit » s’avérant très peu fiable par la recherche. Selon le mythe du « Récit », Koukouzèlis serait né à Dyrrachium (l’actuelle Durazzo), d’une mère d’origine bulgare, serait resté orphelin, aurait développé un grand talent vocal, aurait étudié à l’École impériale de Constantinople. Un beau jour, en rentrant chez lui, il aurait entendu sa mère pleurer son orphelin de fils en langue bulgare, ce qui l’inspira à composer le Polyèléon, Πολυέλεον, (cantique de versets de Psaumes) nommé « Voulgara, Βουλγάρα ». Le « Récit » parle aussi de sa retraite au monastère de la Grande Laure, Μεγίστη Λαύρα, au Mont Athos, Ἅγιον Ὄρος, des miracles de la sainte Vierge dont il fut le témoin et enfin sa mort.
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Sur la base de ces mythes du « Récit », des chercheurs bulgares en ont fait un bulgare, Père de la musique bulgare, le plus grand maître de la musique en Bulgarie. Comme nous allons voir, ces arguments ne tiennent pas debout devant la critique scientifique sérieuse. Nous nous rapportons aux efforts et aux fruits de la recherche contemporaine :
1. Aucun polyèléon (cantique de versets de psaumes) avec l’appellation « Voulgara » n’a été écrit par Koukouzèlis. Le polyèléon portant cette appellation existe dans les manuscrits du 14e, 15e et 16e siècle en tant que composition de Ioannis Glykys, Ἰωάννης Γλυκύς, et c’est bien plus tard, après l’apparition du « Récit » de la vie de Koukouzèlis, que cette œuvre apparaît comme celle du Maïstor. Avec le terme « Voulgara », il existe aussi des cantiques d’autres compositeurs tels que Dokianos, Δοκιανός (Δημήτριος), Glykéotis l’Occidentital, Γλυκεώτης τοῦ Δυσικοῦ, Ioannis Kladas, Ἰωάννης τοῦ Κλαδᾶ, et Argyropoulos, Ἀργυρόπουλος. Il y aussi le point de vue que l’utilisation de ce terme dans d’autres œuvres ne signifie en aucune manière une conation ethnique mais se situe dans le sens de « commun » ou « populaire » dans l’interprétation du mot latin « vulgus » (vulgaire).
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2. Koukouzèlis est un poète grec et toute son œuvre a été écrite en grec. Nombres de ses poèmes ont été écrits dans le vers grec de quinze syllabes ou décapentasyllabique, δεκαπεντασύλλαβος.
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3. Le « Récit » n’indique nulle part le nom de « Papadopoulos, Παπαδόπουλος » qui est mentionné sur les manuscrits du 14e siècle (délibérément ?), alors que Koukouzèlis, Κουκουζέλης, est le nom de plusieurs familles en Grèce de génération en génération jusqu’aujourd’hui.
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Le musicologue Jakovljević Andreas mentionne que la tradition manuscrite se situe à l’antithèse des allégations du biographe inconnu du « Récit » et il souligne le fait que Koukouzèlis n’a rien écrit en langue vieux-bulgare, concluant que sans aucun doute le biographe est aussi l’artisan du mythe au sujet de la « Voulgara ». Les estimations des chercheurs sur la période pendant laquelle a vécu Koukouzèlis, varient. Nombreux sont les scientifiques du 20e siècle qui situent son apogée au début du 14e siècle. Une estimation différente est faite par le professeur et musicologue Simon Karas, Σίμων Καράς, qui soutient avec de sérieux arguments à l’appui que Koukouzèlis aurait vécu bien avant le 14e siècle, environ au milieu du 12e. Il réfute le « Récit » quant à la « Voulgara » par des preuves judicieuses, ainsi que la vie monacale de Koukouzèlis. Il estime que Ioannis est confondu avec Grigorios le Domestique (chantre), Γρηγόριος ὁ Δομέστικος, du monastère de la Grande Laure, Μεγίστη Λαύρα, au Mont Athos, Ἅγιον Ὄρος, et souligne l’importance majeure de l’indication de l’ancienneté de Koukouzèlis par les mots « de l’Ancien Koukouzèlis, τοῦ πάλαι Κουκουζέλη » dans le manuscrit 884 de la Bibliothèque Nationale de Grèce.
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Enfin Ioannis Koukouzèlis, le Maïstor, Ἰωάννης Κουκουζέλης, ὁ Μαΐστωρ, est un saint de l’Église orthodoxe et sa fête patronale se célèbre le 1er Octobre.