Bourgault-Ducoudray et la musique grecque ecclésiastique et profane.
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Samuel BAUD-BOVY |
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Bourgault-Ducoudray |
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et la musique grecque |
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ecclésiastique et profane. |
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André Schaeffner a souvent reproché aux historiens de la musique de ne pas prêter une attention suffisante à l'ordre chronologique des faits qu'ils rapportent. D'emblée, je préciserai donc que les documents dont je ferai état s'échelonnent, pour la plupart, entre 1874 et 1882.
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1874, c'est l'année où vingt-sept partitions de musique russe — dont Sadko et Boris Godounov — entrent au Conservatoire ([i]). C'est l'année aussi où Bourgault-Ducoudray, sa santé ébranlée par le surmenage et par les suites d'une blessure reçue dans les rangs des « Versaillais », confie à César Franck la direction de la chorale qu'il avait formée et va reprendre des forces en Grèce; il y passe le mois de mai, et le caractère modal de la musique populaire et religieuse est pour lui une révélation. La même année encore, celui auquel il allait être redevable de l'essentiel de ses connaissances sur la musique de l'Église grecque, alors chef religieux de la communauté orthodoxe de Londres, l'archimandrite Germanos Aphthonidis, brusquement frappé de cécité alors qu'il célèbre un mariage, doit quitter l'Angleterre pour regagner Constantinople ([ii]). Et c'est encore de 1874 que date le règlement de l’Association pour la musique ecclésiastique grecque, association dont la fondation, l'année précédente ([iii]), répondait à un vœu exprimé antérieurement dans un journal d'Athènes par le second des musiciens grecs aveugles avec qui Bourgault-Ducoudray allait se lier, le poète Ilias Tantalidis ([iv]). |
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Persuadé à juste titre que quelque chose de la musique grecque antique devait survivre dans celle des Grecs modernes, Bourgault-Ducoudray obtient en 1875 du gouvernement français une mission musicale qui le conduira dans les trois centres culturels de l'hellénisme : Athènes, Smyrne et Constantinople. De janvier à mai, il enregistre une quantité prodigieuse de connaissances et de documents. A Athènes, en quelques semaines, il se familiarise avec le grec moderne et s'initie au système de notation de l'Église orthodoxe, tel qu'il avait été rénové vers 1814 par trois spécialistes du chant d'église et exposé par l'un d'eux, Chrysanthe de Madyte, dans son Grand traité théorique, publié en 1832 ([v]). Avec l'aide du philologue Emile Burnouf, qui dirige alors l'École française d'archéologie, il en traduit un Abrégé, qu'il publiera en appendice de ses Études sur la musique ecclésiastique grecque ([vi]). Il quitte Athènes peu après le carnaval, dont les réjouissances lui ont permis de noter d'oreille quelques airs populaires. |
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A Smyrne, il approfondit sa connaissance du chant ecclésiastique auprès du « protopsalte » de la ville, Missaïl Missaïlidis ([vii]), à la fois exécutant et théoricien, et est fort bien accueilli par le chancelier du consulat de France, M. Laffon, et par sa femme, une Grecque chypriote, « qui, avec une admirable voix et un instinct musical supérieur », lui chantera « un nombre infini de belles chansons de son pays » ([viii]), qui constitueront les deux tiers des Trente mélodies de Grèce et d'Orient que le musicien publiera en 1877 avec accompagnement de piano et qu'il dédiera à Emile Burnouf. |
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Enfin, à Constantinople et dans la petite île voisine de Chalki, Bourgault-Ducoudray fait la connaissance des deux musiciens aveugles qui lui fournirent la plus grande partie des documents publiés dans ses Etudes sur la musique ecclésiastique grecque ([ix]). L'un et l'autre étaient familiarisés avec la musique européenne, mais, tout en en appréciant les beautés, craignaient que l'engouement des Grecs pour la civilisation occidentale ne soit fatal à la musique traditionnelle de l'Église grecque, à laquelle ils étaient profondément attachés et qu'ils défendaient dans leurs écrits. |
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L'aîné de ces deux célibataires, Tantalidis, malgré sa cécité, était professeur dans les écoles de Chalki, l'École théologique en particulier, et le patriarche œcuménique avait honoré en lui le poète en lui décernant le titre de « grand orateur ». En 1876, il se rendit à Athènes pour y éditer un recueil de Chansons en mélodie européenne ([x]). La plupart étaient des chansons enfantines dont il avait écrit les paroles et la musique et qu'il avait déjà fait paraître à Constantinople. Parmi les pièces nouvelles figuraient des paraphrases des psaumes de David, dont plusieurs avaient été munies d'un accompagnement par Bourgault-Ducoudray, et une Ode des écoliers pour la fête des Trois Hiérarques, qui porte l'indication : mélodie de l'archimandrite G. Aphthonidès, harmonie de L. A. Bourgault-Ducoudray, témoignage de la collaboration du musicien français et de ses deux informateurs ([xi]). |
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C'est avec Aphthonidis, d'un peu plus de dix ans son aîné, que Bourgault-Ducoudray fut particulièrement lié. «Dernier des grands lettrés byzantins», ainsi que le qualifie son biographe, il joignait à la « parfaite connaissance du français» ([xii]) celle de l'anglais, du russe, du roumain, du turc aussi sans doute, et écrivait des vers aussi bien en grec ancien qu'en grec moderne. Il donnait gratuitement aux enfants de ses amis des leçons de violon, de guitare, de flûte, de grec et de français ([xiii]). |
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Lorsque le patriarche Joachim III, en 1881, constitua une Commission musicale chargée de « rechercher les améliorations et les rectifications à introduire dans la théorie et la pratique de la musique byzantine » ([xiv]), c'est à Germanos Aphthonidis qu'il fit appel pour la présider. Que l'archimandrite fut le principal artisan de cette réforme, la preuve en est donnée par un document dont Henri Grégoire, le grand byzantiniste belge, me fit cadeau lors de la dernière visite que je lui rendis. L'étiquette collée sur sa couverture cartonnée porte les mots : Chant ecclésiastique des Hellènes modernes, Ms. inédit, et, d'une autre main, cette adjonction : de A. Gevaert. Entre les 54 pages du manuscrit, le relieur a intercalé des feuillets blancs, destinés sans doute à recevoir des scolies éventuelles. A la première page, d'une autre écriture que l'ensemble du manuscrit, on lit en guise de titre : Extraits d'une lettre de M. Aphthonidès à M. Tantalidès, indication surprenante puisque les deux hommes se rencontraient fréquemment à Chalki, et, du fait de leur cécité, étaient incapables, l'un, d'écrire, l'autre, de lire une lettre. Qu'il s'agisse effectivement d'une lettre, un passage cependant l'atteste (p. 12) : « C'est avec plaisir que je me rends à ton vœu de résumer autant que faire se peut le résultat de mes études, dans l'espoir que mon travail avec ton aide éclairée et celle du chantre éclairée (sic) G. Violakis ([xv]) engagera de plus capables que moi à pousser plus loin ces intéressantes recherches ». |
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La lettre originale peut être datée avec une relative exactitude. La mort de Tantalidis à Chalki, le 31 juillet 1876, en fixe le terminus ante quem; et le mois d'avril doit être considéré comme un terminus post quem puisque Aphthonidis fait état d'une lettre que Bourgault-Ducoudray lui écrivit de Nancy le 29 mars 1876. Tantalidis, sur le point de se rendre à Athènes pour surveiller l'édition de ses Chansons en mélodie européenne et prévoyant qu'il y aurait des entretiens avec les membres de l'Association pour la musique ecclésiastique grecque, aura demandé à son ami de lui préciser par écrit son point de vue sur les mesures à prendre pour sauvegarder la musique traditionnelle de l'Église. |
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Ce point de vue, à certains égards, devait paraître dangereusement audacieux. Aphthonidis critiquait l'œuvre des réformateurs de 1814. Ceux-ci, s'inspirant des syllabes du solfège occidental, avaient imaginé une gamme dont les degrés étaient désignés par les premières lettres de l'alphabet grec en prenant pour point de départ la tonique du premier mode, le ré : πΑ, Βου, Γα, Δι, κΕ, Ζω, νΗ. « Le nouveau système, écrit Aphthonidis (p. 6), a bien facilité la méthode de l'enseignement, mais il diffère de l'ancien autant que le matériel non ouvré diffère d'une bâtisse achevée, ou les lettres de l'alphabet du sens de la phrase ». Du fait même de la facilité qu'il présentait, les chantres de la jeune génération n'observent plus les subtilités caractéristiques des modes, faute d'avoir formé leur oreille et leur voix par un long apprentissage. « Combien de fois n'arrive-t-il pas que nous entendions des chantres, même des meilleurs, sans pouvoir distinguer s'ils chantent dans le second mode ou dans le deuxième, troisième, quatrième plagal, etc. » (p. 7). Aphthonidis est conscient des dangers que représentent pour le chant ecclésiastique l'oubli des chansons populaires traditionnelles, l'introduction du chant européen, comme aussi le goût de certains chantres pour les altérations propres au chant « étranger » ou « profane » (le mot grec correspondant, ἐξωτερικό, s'appliquant à la musique arabo-persane). Pour lui, la distinction entre genres diatonique, chromatique et enharmonique est fictive, « la signification de ces trois mots... est devenue une simple dénomination sans aucun sens » (p. 30). |
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Il n'a pas de peine à démontrer que les valeurs attribuées par les trois réformateurs aux intervalles des différents modes ne correspondent pas à la réalité, et qu'ils ont eu tort de donner, pour chaque mode, une gamme d'octave, alors que « l'ancien système ne connaissait que des tétracordes et des pentacordes » (p. 35). Dans la seconde partie de sa lettre (p. 39-50), il donne une description succincte mais très éclairante des caractéristiques des huit modes. Le premier des musiciens grecs, il signale le phénomène de l'attraction que les sons prépondérants exercent sur les degrés voisins (p. 31) ([xvi]). Enfin, pour rendre la musique ecclésiastique grecque accessible aux Occidentaux, il admet de la transcrire sur la portée, mais en utilisant des signes qui permettent de noter les quarts et les trois-quarts de ton ([xvii]), quitte à abandonner les tiers de ton déterminés par certaines frettes du « tanbûr ». Bourgault-Ducoudray, dans sa lettre du 29 mars 1876, l'encourage dans cette voie : « Croyez-moi, ne soyez pas si scrupuleux, à l'endroit des tiers de ton. Vos scrupules, je les comprends. Mais il faut savoir sacrifier quelque chose pour ne pas tout perdre. Vous ne pouvez pas sauver votre musique ecclésiastique, qu'en la régularisant (sic) : le seul moyen pratique est d'en consacrer et d'en sanctionner l'exécution sur l'orgue à quarts de ton. Si cet orgue est reconnu apte à contenter la majorité, vous avez de fortes chances d'amener à vous tous les esprits, s'il est repoussé, tout est perdu, vous retombez dans le vague, dans l'arbitraire, dans le gâchis musical ... » (p. 20). |
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Dans sa lettre à Tantalidès, Aphthonidis insiste sur les avantages que présenterait pour la musique ecclésiastique l'adoption d'un orgue à quarts de ton, analogue à l'harmonium qu'une vingtaine d'années auparavant le mathématicien Alexandre-Joseph-Hydulphe Vincent avait construit pour étayer ses théories sur la musique grecque antique. La Commission musicale de 1881 devait réaliser ce projet, et le titre exact de son rapport est : « Enseignement élémentaire de la musique ecclésiastique élaboré sur la base du psaltérion ». Cet Ioakimion Psalterion était un harmonium dont l'octave était divisée, non pas seulement en 24 quarts de ton, mais en 36 intervalles ([xviii]). Dans l'été de 1882, Aphthonidis inaugurait l'instrument en présence du patriarche. |
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Bien entendu, le fait d'avoir à disposition un clavier n'entraînait pas pour lui la tentation d'y jouer des accords, alors que Vincent, « persuadé que les Grecs et les Romains ont connu l'harmonie simultanée des sons », en avait « fait des expériences qui ont fait boucher les oreilles aux assistants» ([xix]). «Pour ce qui est de l'harmonie, écrivait Aphthonidis (p. 23), je suis de ceux qui pensent qu'elle n'a jamais été usitée dans la musique sacrée ». La seule polyphonie qu'il admette est cette « polyphonie primitive » de Vison qu'évoquait André Schaeffner ([xx]) en citant des textes empruntés aux deux premiers musiciens français à avoir transcrit en notation européenne de la musique ecclésiastique grecque, Villoteau, avant la réforme de 1814, et Bourgault-Ducoudray. Ce dernier, s'il tolère Vison tel qu'il est réglé à Saint-Démètre de Smyrne par Missaïlidis ([xxi]), s'élève dans ses Études... (p. 5) contre « ce monotone, cet insipide, cet impitoyable ison qui fait à une mélodie expressive l'effet d'une broche passée au travers d'un corps humain », et c'est certainement à lui que pense Aphthonidis lorsqu'il parle à Tantalidès de ceux qui, n'ayant pas « approfondi le caractère de la musique sacrée, ne peuvent pas souffrir l'ison continuel comme élément harmonique » (p. 33). Bourgault-Ducoudray le note d'ailleurs dans ses Souvenirs (p. 21) : «Je jouai à M. Aphthonidis quelques essais d'harmonisation appliquée à des chants religieux, et j'eus soin de réduire les accords au plus petit nombre et à la plus grande simplicité possible. Malgré sa répugnance instinctive pour ce qu'il regarde comme une profanation, je réussis à lui faire accepter deux harmonisations que nous baptisâmes par euphémisme, vu leur simplicité primitive, du nom de double ison. » |
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Dans ses Cinq mélodies populaires grecques, Ravel aura le tact de ne faire guère plus que délicatement ciseler Vison sur lequel il les embroche. Bourgault-Ducoudray, lui, lorsqu'il harmonisera les chants qu'il a notés en Grèce et en Orient, aura pour but d'« élargir le cercle des modalités dans la musique polyphonique, et non de restreindre les ressources de l'harmonie moderne» ([xxii]), et lorsque, en 1878, à l'occasion de l'Exposition universelle, il donnera au Trocadéro, l'après-midi du 7 septembre, une conférence sur « la modalité dans la musique grecque », il l'illustrera en faisant chanter par un quatuor vocal la soi-disant première Pythique, l'hymne Jam sol recedit, l'Hymne à la muse de Mésomède et le Fange lingua, et en harmonisant au piano J'ai du bon tabac tour à tour en majeur, en mineur, en hypodorien, en hypophrygien, en hypolydien, en phrygien (Ex. 1), en lydien et en chromatisme oriental ([xxiii]). |
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Exemple 1. Conférence sur la modalité..., ex. 19.
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«Ma conférence, écrira-t-il à un correspondant en Angleterre ([xxiv]), a réussi au-delà de mes espérances. La salle était comble. Plus de deux cents personnes n'ont pas pu entrer ... Gounod présidait... ». Le mémorialiste a d'ailleurs soin de noter qu'une « double salve d'applaudissements » accueillit la romance du Roi de Thulé, chantée par Madame Bourgault-Ducoudray comme exemple de mode hypodorien. |
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Dans l'esprit des compositeurs de l'école russe, mise à la mode en 1878 par les articles de César Cui et les concerts dirigés par Rubinstein ([xxv]), Bourgault-Ducoudray compose un Carnaval d’Athènes, que Lemoine fait paraître en 1881. De ses quatre parties, la troisième est une « valse orientale », la deuxième et la quatrième ont pour thèmes des airs que le musicien avait notés dans les rues d'Athènes lors du carnaval de 1875 ([xxvi]). Quant à la première, elle est intitulée tsamikos, du nom d'une danse à 3/4 de Grèce continentale. Or, bien qu'après avoir débuté à 2/4 elle passe au 3/4 dans sa seconde partie, elle n'a aucun rapport avec le véritable tsamikos. Comme on peut le voir par le tableau synoptique de l'Ex. 2, il s'agit en fait d'une danse chypriote, la danse dite « du couteau » ou « de la faucille », dont le mouvement, très nettement binaire au début et à la fin, fait place, au milieu, à un rythme irrationnel, un « aksak », que les musiciens chypriotes notent à 5/8 ( ), alors que les deux enregistrements dont je dispose ([xxvii]) donnent l'impression d'une mesure ternaire, mais dont le premier temps est allongé aux dépens du second ( ). |
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Exemple 2. |
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Α. Γ. Ἀβέρωφ, Κυπριακοί λαϊκοί, χοροί. Λευκωσία, 1978, p. 91-92, N°41. |
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Β. Σ. Τομπόλη, Κυπριακοί ρυθμοί και μελωδίες, Λευκωσία, 1966, p. 163-164. |
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C. Disque LCGW 101 (voir note 27 b). |
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D. Disque VPA 8218 (voir note 27 a). |
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E. Bourgault-Ducoudray, Le Carnaval d'Athènes, transposé d'une quarte au |
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N.B. Le signe prolonge la durée d'un temps, le signe l'abrège. |
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Le fait que Bourgault-Ducoudray ait intitulé cette danse tsamikos est pour moi la preuve qu'il ne l'a pas vu danser, ni probablement entendu jouer : le tempo qu'il indique pour la partie binaire est en effet presque deux fois plus rapide que celui que présentent les enregistrements. On se rappellera que sa grande pourvoyeuse de chansons, la femme du chancelier du consulat de France à Smyrne était Chypriote : c'est donc très probablement de sa main que Bourgault-Ducoudray a reçu, notée par un musicien de l'île, cette danse, inconnue dans le reste du monde grec ([xxviii]). |
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Comme Bourgault-Ducoudray, qui poursuivit tout un jour une mascarade pour recueillir l'un des airs qu'il utilisera dans son Carnaval, faisant ainsi, écrit-il ([xxix]), «je ne sais combien de fois le tour de la ville » (Oh ! Athènes de 1875 !), je me suis laissé entraîner hors de mon sujet par la « danse de la faucille ». |
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On retiendra, du texte inédit de l'archimandrite Aphthonidis, pour l'histoire de la musique ecclésiastique grecque, le rôle prépondérant qu'il a joué dans la réforme de sa théorie, grâce à sa culture et à l'objectivité de son jugement, et, pour l'histoire de la musicologie française, la valeur de l'apport souvent méconnu de Bourgault-Ducoudray. Assurément, on ne peut retenir un sourire lorsqu'il déclare, à propos d'une des mélodies de son recueil : «C'est aussi beau qu'un relief du Parthénon... Si ce morceau de musique était un morceau de sculpture, il serait au Louvre» ([xxx]); assurément, ses harmonisations, qui nous semblent aujourd'hui critiquables dans leur principe même, déforment plus qu'elles ne mettent en valeur les chansons qu'il a rapportées de son voyage. Mais grâce à la qualité de ses informateurs, ses transcriptions de la musique de l'Église grecque sont supérieures à celles que l'archimandrite de Trieste, Eustache Therianos, avait procurées quelques années auparavant à W. Christ ([xxxi]) et ne le cèdent en rien à celles que publieront plus tard le père J. B. Rebours ([xxxii]) et Mme Melpo Merlier ([xxxiii]). Si la chanson rurale n'est pas représentée dans ses Mélodies de Grèce et d'Orient, elles n'en restent pas moins un document valable sur ce qui se chantait dans les villes grecques au siècle passé et l'on ne peut que regretter que se soient égarés les documents parmi lesquels devait figurer le prétendu tsamikos du Carnaval d'Athènes. Des recherches ultérieures permettraient peut-être de les retrouver, comme aussi d'éclairer l'origine du manuscrit Aphthonidis. Le passage suivant, en même temps qu'il apporte une réponse partielle, appelle une explication : « Je crois devoir te transmettre quelques fragments des lettres précieuses que l'artiste distingué et zélé philhellène français Mr Bourgaux-Ducoudray (sic) a bien voulu m'adresser à différentes reprises. Venu en Orient, en vertu d'une mission de son gouvernement, pour recueillir nos airs et chansons populaires, il comprit qu'il avait tout intérêt à fixer aussi son attention sur la musique ecclésiastique. Ses observations sont d'une grande valeur. Voici ce qu'il m'écrivait le 9 mai [1875]... « Je me réjouis fort à la pensée que vous voudrez bien continuer de m'initier aux beautés de votre musique. J'aime à connaître, et à faire connaître aux autres, ce qui est ignoré. Or rien n'est plus inconnu en France que la musique ecclésiastique grecque. Vous savez qu'il vient d'être publié un livre important sur la théorie de la musique des anciens Grecs. L'auteur est M. Gevaert successeur de Fétis dans la direction du conservatoire de Bruxelles. Je ne manquerai pas de vous faire connaître mon impression après la lecture de ce livre, qui doit être fort intéressant, car l'auteur est un savant éminent » (p. 17-18). Tantalidis connaissant aussi bien qu'Aphthonidis et la personne de Bourgault-Ducoudray et le but de son voyage, il faut admettre, comme nous l'avons suggéré, que cette lettre était destinée à être lue par un public qui ignorait l'un et l'autre. Par ailleurs, on peut tenir pour assuré que Bourgault-Ducoudray a dû signaler par la suite à son ami l'importance de l'ouvrage de Gevaert ([xxxiv]) sur lequel il basera sa conférence sur les modes grecs et auquel il empruntera une grande partie de ses exemples. Est-ce lui, Bourgault, qui mit en relation Gevaert et Aphthonidis ? Est-ce celui-ci qui, ayant acquis et étudié le livre du musicologue belge, aura pris contact avec lui ? Il aurait fallu, pour résoudre ce petit problème, avoir le temps de fouiller dans les archives de Gevaert, si elles existent à Bruxelles. Dédiant ces pages à la mémoire d'un homme qui ne publiait rien sur un sujet qu'il n'ait réuni tous les matériaux requis à son élucidation, j'ai mauvaise conscience à les conclure sur un point d'interrogation. |
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Le délai imparti aux collaborateurs des Variations Schaeffner ayant été prolongé, je puis compléter et rectifier mon article sur deux points. |
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Grâce à l'obligeante entremise de M. René Bernier de l'Académie royale de Belgique et du professeur Roger Bragard, j'ai appris que ni à la Bibliothèque du Conservatoire de Bruxelles ni aux Archives du Royaume il ne restait de traces d'une correspondance entre Gevaert et Bourgault-Ducoudray ou Aphthonidis. |
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Quant à mon affirmation que le tsamikos du « Carnaval d'Athènes » est sans rapport avec le tsamikos de Grèce continentale, elle se trouve contredite par le fait que la danse « du couteau » ou « de la faucille » était, à Chypre même, qualifiée jadis de tsamikos ([xxxv]). Il s'agit certainement d'un tsamikos continental, importé à Chypre à la fin du siècle passé par un tsigane serbe, qui faisait danser une ourse au son de son violon ([xxxvi]). Son passage à Samos est attesté par la mention parmi les danses de l'île d'un Tsamikos et d'une Danse du Montreur d'ours ([xxxvii]). On peut supposer qu'au cours de son voyage des Balkans à Samos et Chypre, il se sera arrêté à Smyrne, où Bourgault-Ducoudray aura pu l'entendre en 1875. Fixé à Chypre jusqu'à sa mort, il apprit les airs de l'île et les ménétriers chypriotes qui l'admiraient ont gardé à leur répertoire le tsamikos qu'il exécutait avec les ornements et le rubato qui caractérisent le jeu des tsiganes ([xxxviii]). |
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[i] André Schaeffner, « Debussy et ses rapports avec la musique russe », Musique russe, I, p. 95-138, reproduit dans: Essais de musicologie et autres fantaisies (Paris, 1980), p. 157-206, p. 171.
[ii] Γεώργιος Α. Άρβανιτάκης, « Γερμανός Ἀφθονίδης, ὁ τελευταίος τῶν Βυζαντινῶν λογίων », Ἐπιφυλλίδες 11,4 (Athènes, 1929), p. 18.
[iii] Γεωργίου Ι. ΙΙαπαδοπούλου, Συμζολαὶ εἰς τὴν ίστορίαν τῆς παρ' ἡμῖν ἐκκλησιαστικῆς μουσικῆς (Athènes, 1980), p. 394-395.
[iv] Ἠλία Τανταλίδου, « Περὶ τῆς καθ’ ἡμας Ἑλληνικῆς μουσικῆς ἐκκλησιαστικῆς τε καὶ κοσμικῆς », Εὐαγγελικός Κήρυξ, περ.Β', ἔτ. Β' (Αθήνα, 1870), p. 24-42.
[v] Melpo Merlier, « Un manuel de musique byzantine. Le « Théorétikon » de Chrysanthe, Revue des Études grecques, XXXIX (1926), p. 241-246.
[vi] L. A. Bourgault-Ducoudray, Études sur la musique ecclésiastique grecque. Mission musicale en Grèce et en Orient, janvier-mai 1875 (Paris, 1877).
[vii] L. A. Bourgault-Ducoudray, Souvenirs d'une mission musicale en Grèce et en Orient, 2e éd. (Paris, 1878), p. 16.
[viii] Ibid., p. 11.
[ix] Ibid, p. 19.
[x] Ἅσματα εἰς εὐρωπαϊκὴν μελωδίαν, στιχουργηθέντα καὶ ἐκδιδόμενα ὑπὸ Η. Τανταλίδου (Athènes, 1876).
[xi] Ibid., p. 25, n° 11.
[xii] Bourgault-Ducoudray, Souvenirs, p. 19.
[xiii] Π.Ἀρβανιτάκης, passim.
[xiv] Eugène Borrel, « Les gammes byzantines et la commission de Constantinople en 1881 », Revue de musicologie, XXXII (1950), p. 1-7.
[xv] « C'est à M. Violakis, premier chantre de l'église de Saint-Jean, à Galata, que je dois d'avoir pu connaître l'instrument officiel de la musique ecclésiastique, le tambour (il s'agit, bien entendu, du tanbûr arabo-persan). M. Violakis, par son esprit distingué et par ses lumières, mérite de prendre place parmi les personnes appelées à jouer un rôle dans la réforme de la musique religieuse grecque » (Bourgault-Ducoudray, Souvenirs, p. 25). Il fut effectivement l'un des membres de la Commission musicale de 1881.
[xvi] Dans une note, E. Borrel (op. cit. [n° 14], p. 4) rappelle que l’« attraction occidentale » a été signalée par Fétis dans un article de la Revue musicale (3 janvier 1847). Étant donné sa culture, Aphthonidis l'avait peut-être lu.
[xvii] On trouve le demi-bémol et le demi-dièse dans les exemples que Bourgault-Ducoudray doit à Aphthonidis (Études, p. 26).
[xviii] Konst. A. Psachos, qui eut entre autres maîtres de musique l'un des chantres qui faisaient partie de la Commission patriarcale de 1881, Efstratios Papadopoulos, devait, avec l'appui d'Eva Sikélianos-Palmer, la femme américaine du grand poète grec, faire construire entre 1921 et 1924 par la maison G. F. Steinmeyer, à Oettingen, un Eveion Panarmonion de cinq octaves, vraisemblablement détruit en Allemagne pendant la dernière guerre, et deux harmoniums plus petits, aujourd'hui inutilisés à Athènes. (Μάρκου Φ. Δραγούμη , « Κωνσταντίνος Α. Ψάχος », Λαογραφία XXIX (1974), p. 311-322, π. 319-320).
[xix] F. J. Fétis, Biographie universelle des musiciens, t. 8, p. 354.
Φ. J. Fétis, παγκόσμια βιογραφία των μουσικών, τ 8, π 354.
[xx] André Schaeffner, Origine des instruments de musique (Paris, 1936), p. 314-315.
[xxi] Souvenirs..., p. 16.
[xxii] L. A. Bourgault-Ducoudray, Trente mélodies populaires de Grèce et d'Orient (Paris, 1876), p. 8.
[xxiii] L. A. Bourgault-Ducoudray, Conférence sur la modalité dans l'église grecque (Paris, 1879) (Congrès et conférences du palais du Trocadéro. Comptes rendus sténographiques).
[xxiv] Sans doute Ioannis Gennadios, qui, envoyé à Londres en 1875 comme secrétaire d'ambassade, y résida jusqu'en 1888, où il fut nommé ministre plénipotentiaire à Washington. Il a joint cette lettre à l'exemplaire de la plaquette donnant le compte-rendu de la conférence de Bourgault-Ducoudray, plaquette qu'il acquit à la vente de la bibliothèque du marquis de Queux de Saint-Hilaire et qui figure aujourd'hui parmi les livres qu'il a légués à l'École américaine d'Athènes, la Bibliothèque Gennadius ou Gennadeion.
[xxv] André Schaeffner, « Debussy et ses rapports avec la musique russe », (op. cit., [note 1], p. 175.
[xxvi] Sur la page introductive de la réduction pour piano à 4 mains du Carnava Bourgault-Ducoudray reproduit les passages de ses Souvenirs... (p. 6 et 7) où il rapporte dans quelles conditions il nota les thèmes des Danses n° II et IV.
[xxvii] a) Musica popolare di Cipro, a cura di Wolf Dietrich, Albatros, VPA 8218, face A 1. b) Folk Music, Dances-Songs. Naousa Macedonia, Limassol Cyprus, Lyceum Club of Greek women, LCGW 101, face B 4.
[xxviii] L'année même où paraissait le Carnaval d'Athènes, Alexandre Glazounow, alors âgé de seize ans, composait sa première Ouverture sur trois thèmes grecs, empruntés au recueil de Bourgault-Ducoudray, auquel il la dédiera lorsque Belaïeff la publiera, remaniée, en 1884.
[xxix] Souvenirs..., p. 7.
[xxx] Conférence sur la modalité, p. 41-42.
[xxxi] W. Christ et M. Paranikas, Anthologia graeca carminum christianorum, Leipzig, 1871.
[xxxii] J. B. Rebours, Traité de psaltique, Paris-Leipzig, 1906.
[xxxiii] Melpo Merlier, Études de musique byzantine. Le premier mode et son plagal, Bibliothèque musicale du Musée Guimet, 2e série, t. II (Paris, 1935).
[xxxiv] Fr. Aug. Gevaert, Histoire et théorie de la musique de l'antiquité, vol. I (Gand, 1875).
[xxxv] Γ. Ἀβέρωφ, Κυπριακοὶ λαϊκοὶ χοροί (Nicosie, 1978), p. 150.
[xxxvi] Ibid., p. 6.
[xxxvii] Ἐπ. Ι. Σταματιάδου, Σαμιακά, vol. V (Samos, 1891), p. 431.
[xxxviii] Un tsamikos joué par un clarinettiste tsigane de Missolonghi et noté par Despina Mazaraki (Δεσπ. Μαζαράκη, Τὸ λαϊκὸ κλαρίνο στὴν Ἑλλάδα (Athènes, 1959), p. 108, η° 2) me paraît une variante du tsamikos chypriote.